INTERIEUR(S)

La photographie est omniprésente dans notre société, la publicité, les magazines, vos écrans, le cinéma… elle constitue souvent la base d’un travail artistique, que ce soit pour présenter, illustrer, enjoliver, vendre, créer des ambiances, elle est là pour qu’on la voit et pour qu’on l’interprète, lire une image et prendre le temps de s’y intéresser permet de mieux comprendre certaines démarches.

Je souhaite vous présenter 2 façons de lire et d’interpréter la photographie par le biais des 2 contributeurs du Révélateur Phocéen. Ici Safia Delta mettra côte à côte deux images, l’une est une peinture de Andy Warhol l’autre une photographie de Martin Parr, un dialogue entre deux œuvres dont aucun détail n’échappe à l’œil de Safia. Ensuite, ce sera Chris Garvi qui s’arrêtera sur une photographie, une image qui compte pour lui et qui l’a aidé à évoluer dans son travail de photographe… Chris Garvi et Safia Delta sont tous deux photographes à Marseille et contributeurs pour le Révélateur Phocéen.

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‘Making money is art.’ – Andy Warhol

© Andy Warhol, Campbell’s Soup Cans, 1962

©Martin Parr, Cambridge Clare College May Ball, 2005

Qu’il apparaisse dans des rangées dignes d’étalages de supermarché ou dans le chaos d’un bal étudiants de fin d’année, le rouge, comme un chant, s’invite par petites touches dans ces œuvres d’Andy Warhol et de Martin Parr. Rouge caché de la sauce tomate que contiennent ces mythiques conserves Campbell ou rouge tronqué de la robe que porte la seule femme présente dans ce trio sans tête. Rouge dissonant, isolé, relégué à un coin de l’image pour Parr ; rouge récurrent, qui participe à l’équilibre de l’ensemble chez Warhol.

Le rouge attire le regard, le rouge nous parle malgré nous. Rouge à lèvre, rouge sang, rouge d’un soleil couchant. L’attrait pour cette couleur est irrépressible pour l’œil humain.

Il fallait bien un peu de blanc pour venir tempérer le tout. Au blanc du design des conserves répond un fond tout aussi immaculé qui vient les isoler de leurs contextes habituels. Arraché à ses placards de cuisine et à ses rayons d’épicerie, l’objet de consommation qui nous est donné à voir devient objet de contemplation.

L’esthétique des conserves prime sur leur fonction première. Il n’y a qu’une chose que cette démultiplication nourrit, notre regard. Ici la corne d’abondance du consumérisme à l’américaine est vide, elle n’est qu’une surface creuse. Les Soup cans semblent condamnées à rester fermées. Et c’est là un tour de force du peintre : remplir un mur de musée avec l’illusion du ‘plein’.

Cinquante ans après le pouvoir de fascination qu’exercent les œuvres d’Andy Warhol est toujours aussi aigu. En créant sa propre usine à œuvres d’art, la Factory, il change profondément les codes de l’art et en mettant l’esthétique publicitaire au cœur de son travail, il plaît autant aux riches qu’aux modestes.

Contrairement à lui, le photographe anglais s’expliquera sur sa démarche, il sera moins énigmatique quant à ses intentions. Même si sa présence a été controversée, ce n’est pas un hasard s’il appartient à l’agence à tradition photo-journalistique, Magnum. Depuis ses débuts, Martin Parr documente la société dans laquelle il vit. En photo-anthropologue il étudie les comportements de ses pairs au fil des décennies pour comprendre l’impact que les avancées technologiques et que les révolutions économiques ont sur les comportements humains.

En choisissant ces deux images, j’ai été attirée par le contraste qu’elles offrent, le photographe privilégie un moment de vie dans ce qu’il a de plus désordonné et naturel. Où est donc passé ce bal ? Les corps ne sont plus où on les attend, ils ne sont plus sur la piste. Les verres ne sont plus à leur place. Corps et boissons sont posés à même le sol. La perspective choisie par le photographe accentue cet affaissement des êtres et des choses. La vie est passée par là. On peut lire l’empreinte du temps dans ces verres vides au bord de l’image. Plus de verres qu’il n’en faut pour trois convives. On devine d’ailleurs dans les angles en bas de l’image des étoffes qui indiquent la présence d’autres personnes en marge de l’image. Bien que palpable, ce hors champs m’intéresse peu. Mon regard est happé par ces stilettos blancs dont l’agencement bancal rythme ce temps mort et offre comme une danse spectrale. Il y a plus de vie dans ces chaussures abandonnées que dans le corps las de leur propriétaire. Le regard caustique de Martin Parr démonte les rouages de la fête pour nous en montrer l’autre versant. L’alcool qui meuble l’espace occupe la jeunesse estudiantine londonienne. On boit pour passer le temps mais cela ne suffit pas à conjurer le vide, l’ennui.

Il y aura d’autres verres à remplir, d’autres occasions à célébrer. Il y aura d’autres toiles à peindre. Le vide est un moteur car il nous donne un vertige existentiel. Il nous pousse à agir, à créer.

Si Parr isole les corps de leurs propriétaires, Warhol coupe les objets de leur environnement. Tous deux partagent une écriture qui renvoie à un imaginaire collectif populaire. Ces œuvres s’inscrivent dans des démarches à long terme où chacun n’aura de cesse d’alimenter et de défendre ses obsessions. L’esthétique publicitaire est détournée de son usage premier pour donner à réfléchir sur le pouvoir de fascination des images. En ayant recours à la photographie dans son processus créatif et en utilisant les mêmes techniques que celles utilisées par les industriels Andy Warhol nous expose aux mécanismes du capitalisme et modifie la notion d’artiste. Tout aussi controversé pour ses images criardes et grinçantes, Martin Parr œuvre à la constitution d’archives qui constituent autant de témoignages de l’évolution de nos sociétés de consommation de masse, où avoir définit l’être.